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16.2.15

N'a qu'un œil


I

je suis née argos et dans un cri
écartelant la femme
des yeux, j'en avais cent
cent, oui
toute une jungle de neurones
j'étais surpeuplée j'ignorais encore
le nom des choses

on agita longtemps des objets devant moi
on me conta d'incompréhensibles fables
je ne parlais pas bébé
je ne parlais pas
puis je nommai la femme
puis l'homme
puis les choses une à une
l'ours et le sapin

un jeudi je compris
je compris que ce mot
ce mot qui revenait sans cesse
c'était moi
je fus séparée du monde
étant ceci je pouvais plus être
ni cela ni rien
d'autre

et j'en perdis dix
dix yeux, oui

alors, on me jeta en pâture aux enfants
sous le préau
je pleurai le premier jour
on ne me demanda jamais
je pleurai chaque matin
pourquoi

on m'enseigna la syntaxe
bien peu d'adverbes et beaucoup de
pronoms
on me fit des promesses
si tu ne suces pas ton pouce, tu auras le droit de gagner perdre
des yeux
vingt au moins
vingt, oui
comme ça, tu pleureras moins

tu ne diras pas oui
tu compteras sur tes doigts pendant des jours et des jours avant de
dire peut-être
et tu apprendras la
patience
et j'ai perdu encore
six yeux
six yeux, oui

une fois, je me suis rebellée de dix-sept heures à une heure du matin


II

après j'étais grande et je devais
me débrouiller
avec les factures et les connes
quand je disais peut-être
on comprenait d'accord
je préparai beaucoup de café
pour monsieur le directeur
avec le jus de mes diplômes
mâche, mâche, mâche bien le papier
tu connais ta place, c'est bien
et j'en perdis treize encore
treize yeux, oui

il jura qu'il m'aimait que nous
partagions les mêmes valeurs
qu'il ne verrait pas mes rides
et j'ai troqué ma gêne
pour un foyer
et j'ai troqué ma gêne
et j'ai dit oui
et j'ai troqué ma gêne
à lui puis aux bébés
un, deux, trois

il faudra leur enseigner les dégradés de gris
affirma mère
il faudra leur apprendre à ne
pas faire tout ce qu'ils veulent
sans quoi ils te mangeront toute crue
car les enfants sont ainsi
affirma mère
et il en tomba dix encore
dix yeux, oui

je préparai tant de café
pour tant de gens
que j'en oubliai souvent
qui j'étais
on m'avait bien nommée pourtant
un jour
autrefois
de cela, j'étais certaine
mais à présent il fallait
faire et avoir

tu as bien été
tu seras de nouveau plus tard
lorsque tu seras sacrifiée tu pourras
te reposer
d'accord

un soir que je m'embrouillais dans les chiffres
je songeai que je vivais seule
avec des gens
et je m'en plaignis
et on m'expliqua que tout de
même
il fallait que je
même
grandisse

il était bien vrai que
le rock'n'roll n'avait engendré aucune révolution
le point g était introuvable
les jeunes ne savaient plus écrire
les immigrés me faisaient peur
la finance était incompréhensible
le premier ministre mentait
les innocents étaient coupables
et les coupables plus encore
et mes bambins au milieu de tout ça
au milieu de tout ça
qu'allaient-ils devenir si je ne
au milieu de tout ça
faisais pas corps avec leur père
au milieu de tout ça
non plus au lit mais au dîner
pour leur dire
nos vérités

d'autant que lorsque j'avouais parfois
devant nos amis
devant nos collègues
devant mon homme
que je ne savais quoi penser
ils riaient
ils riaient bien oui
alors j'ai su

et j'ai laissé tomber des yeux
par chapelets entiers
j'en perdais de-ci de-là
sans même y faire plus
gaffe
j'acquis des idées bien tranchées
à propos de chaque chose
comme il convenait
et quand je finis par m'étonner
que tout était devenu flou
on me donna des lunettes
pour ne plus trop y penser

en février, j'achetai un disque d'herbert léonard


III

mon père mourut
puis ma mère
vieille dame, j'étais orpheline
enfin trop tard
et quant à lui qui partageait mes valeurs
il en partageait d'autres avec d'autres
femmes
et les bébés partis
(un, deux, trois)
firent à leur tour des bébés
(quatre, cinq, six)
et tout cela me laissait de plus en plus
indifférente

mais lorsque l'on me parlait du ciel
j'avais un avis sur le ciel
lorsque l'on me parlait des œufs
j'avais un avis sur les œufs
lorsque l'on me parlait de la femme de ménage
j'avais un avis sur la femme de ménage
lorsque l'on me parlait des guerres
j'avais un avis sur les guerres
lorsque l'on me parlait de choses étrangères
j'avais un avis sur les choses étrangères
et lorsque l'on me parlait de moi
je soupirais bien fort

(au supermarché, une jeune fille
elle était maigre et jolie
avec des mèches roses
qui se moquaient de tout
je bougonnai qu'elle avait l'air fort mal élevée
elle rit, puis fila)

lorsque tout devint trop difficile
on me dit tu peux cesser
de faire et d'avoir
on me livra aux vieux
et ils parlaient aux chaises
et je me demandai souvent
pourquoi tout était ainsi devenu
inutile

je suis morte polyphème et dans un bavardage
rétrécissant la femme
d’œil, je n'en avais plus qu'un
un seul, oui
je parlais beaucoup mais je ne savais plus
de quoi je ne savais plus que
le nom des choses

A.K.