I
je
suis née argos et dans un cri
écartelant
la femme
des
yeux, j'en avais cent
cent,
oui
toute
une jungle de neurones
j'étais
surpeuplée j'ignorais encore
le
nom des choses
on
agita longtemps des objets devant moi
on
me conta d'incompréhensibles fables
je
ne parlais pas bébé
je
ne parlais pas
puis
je nommai la femme
puis
l'homme
puis
les choses une à une
l'ours
et le sapin
un
jeudi je compris
je
compris que ce mot
ce
mot qui revenait sans cesse
c'était
moi
je
fus séparée du monde
étant
ceci je pouvais plus être
ni
cela ni rien
d'autre
et
j'en perdis dix
dix
yeux, oui
alors,
on me jeta en pâture aux enfants
sous
le préau
je
pleurai le premier jour
on
ne me demanda jamais
je
pleurai chaque matin
pourquoi
on
m'enseigna la syntaxe
bien
peu d'adverbes et beaucoup de
pronoms
on
me fit des promesses
si
tu ne suces pas ton pouce, tu auras le droit de gagner
perdre
des
yeux
vingt
au moins
vingt,
oui
comme
ça, tu pleureras moins
tu
ne diras pas oui
tu
compteras sur tes doigts pendant des jours et des jours avant de
dire
peut-être
et
tu apprendras la
patience
et
j'ai perdu encore
six
yeux
six
yeux, oui
une
fois, je me suis rebellée de dix-sept heures à une heure du matin
II
après
j'étais grande et je devais
me
débrouiller
avec
les factures et les connes
quand
je disais peut-être
on
comprenait d'accord
je
préparai beaucoup de café
pour
monsieur le directeur
avec
le jus de mes diplômes
mâche,
mâche, mâche bien le papier
tu
connais ta place, c'est bien
et
j'en perdis treize encore
treize
yeux, oui
il
jura qu'il m'aimait que nous
partagions
les mêmes valeurs
qu'il
ne verrait pas mes rides
et
j'ai troqué ma gêne
pour
un foyer
et
j'ai troqué ma gêne
et
j'ai dit oui
et
j'ai troqué ma gêne
à
lui puis aux bébés
un,
deux, trois
il
faudra leur enseigner les dégradés de gris
affirma
mère
il
faudra leur apprendre à ne
pas
faire tout ce qu'ils veulent
sans
quoi ils te mangeront toute crue
car
les enfants sont ainsi
affirma
mère
et
il en tomba dix encore
dix
yeux, oui
je
préparai tant de café
pour
tant de gens
que
j'en oubliai souvent
qui
j'étais
on
m'avait bien nommée pourtant
un
jour
autrefois
de
cela, j'étais certaine
mais
à présent il fallait
faire
et avoir
tu
as bien été
tu
seras de nouveau plus tard
lorsque
tu seras sacrifiée tu pourras
te
reposer
d'accord
un
soir que je m'embrouillais dans les chiffres
je
songeai que je vivais seule
avec
des gens
et
je m'en plaignis
et
on m'expliqua que tout de
même
il
fallait que je
grandisse
il
était bien vrai que
le
rock'n'roll n'avait engendré aucune révolution
le
point g était introuvable
les
jeunes ne savaient plus écrire
les
immigrés me faisaient peur
la
finance était incompréhensible
le
premier ministre mentait
les
innocents étaient coupables
et
les coupables plus encore
et
mes bambins au milieu de tout ça
au
milieu de tout ça
qu'allaient-ils
devenir si je ne
au
milieu de tout ça
faisais
pas corps avec leur père
au
milieu de tout ça
non
plus au lit mais au dîner
pour
leur dire
nos
vérités
d'autant
que lorsque j'avouais parfois
devant
nos amis
devant
nos collègues
devant
mon homme
que
je ne savais quoi penser
ils
riaient
ils
riaient bien oui
alors
j'ai su
et
j'ai laissé tomber des yeux
par
chapelets entiers
j'en
perdais de-ci de-là
sans
même y faire plus
gaffe
j'acquis
des idées bien tranchées
à
propos de chaque chose
comme
il convenait
et
quand je finis par m'étonner
que
tout était devenu flou
on
me donna des lunettes
pour
ne plus trop y penser
en
février, j'achetai un disque d'herbert léonard
III
mon
père mourut
puis
ma mère
vieille
dame, j'étais orpheline
et
quant à lui qui partageait mes valeurs
il
en partageait d'autres avec d'autres
femmes
et
les bébés partis
(un,
deux, trois)
firent
à leur tour des bébés
(quatre,
cinq, six)
et
tout cela me laissait de plus en plus
indifférente
mais
lorsque l'on me parlait du ciel
j'avais
un avis sur le ciel
lorsque
l'on me parlait des œufs
j'avais
un avis sur les œufs
lorsque
l'on me parlait de la femme de ménage
j'avais
un avis sur la femme de ménage
lorsque
l'on me parlait des guerres
j'avais
un avis sur les guerres
lorsque
l'on me parlait de choses étrangères
j'avais
un avis sur les choses étrangères
et
lorsque l'on me parlait de moi
je
soupirais bien fort
(au
supermarché, une jeune fille
elle
était maigre et jolie
avec
des mèches roses
qui
se moquaient de tout
je
bougonnai qu'elle avait l'air fort mal élevée
elle
rit, puis fila)
lorsque
tout devint trop difficile
on
me dit tu peux cesser
de
faire et d'avoir
on
me livra aux vieux
et
ils parlaient aux chaises
et
je me demandai souvent
pourquoi
tout était ainsi devenu
inutile
je
suis morte polyphème et dans un bavardage
rétrécissant
la femme
d’œil,
je n'en avais plus qu'un
un
seul, oui
je
parlais beaucoup mais je ne savais plus
de
quoi je ne savais plus que
le
nom des choses
A.K.